Un entretien avec Florian Pigé

Auteurs invités Déc 22, 2025

Nous avons reçu Florian début 2024 et son intervention a fait l’objet d’une restitution dans notre blog.

Grâce aux liens conservés, nous avons souhaité nous revoir pour parler de sa nouvelle et superbe production

Nuit Blanche,

album édité en octobre 2025 chez HongFei.

        Nous voici donc le samedi 8 novembre 2025, et nous nous rencontrons dans la bouillonnante bibliothèque Colette Vivier, spécialisée jeunesse, décorée par Julia Chausson, à Paris, au cœur des Batignolles. Madame Isabelle Plet, la directrice, nous  aimablement prêté son bureau, et tous les personnels prennent bien soin de nous.

Nuit Blanche, son éditeur en parle ainsi :

Le soir d’Halloween, un petit fantôme parti à la chasse aux bonbons perd de vue sa maman et s’égare. Pour Gaspard, déguisé sous un drap, c’est le début d’une nuit blanche. Son aventure le mène de la ville à la forêt et met ses sens et émotions en éveil. Alors que le soleil couchant sublime les paysages et arrête la course des animaux sauvages, la beauté l’emporte sur les inquiétudes de la nuit qui vient. Livré à lui-même, Gaspard se dévoile peu à peu. À l’aube, il entend une voix familière : quel bonheur pour Gaspard qui, cependant, n’est plus tout à fait le même : il a grandi.

Voici un beau livre rouge qui ressemble à un vénérable album de photos, qui enfermerait des choses précieuses, peut-être des images d’autrefois ? 

J’ai l’habitude, chez Hong-Fei,  de participer à la direction artistique du livre et de la fabrication de l’objet. La couverture est faussement toilée avec des embossements et des volutes. La typographie est soignée,  volontairement gothique mais pas trop non plus.  Le papier offset aussi a du cachet, c’est le même que pour Bulle d’été. Le mot qui nous a servi de référence pour la création de cette couverture c’est « grimoire ».

Pourquoi grimoire ?

C’est pour le côté magique. La teinte de la couverture fait penser à l’enfance. Petit, avec ma sœur, je fabriquais des grimoires.

Et l’image de couverture ?

Il y a eu une hésitation. Le premier choix était l’image qui figure maintenant en page-titre. C’est une image quasi religieuse, une sorte d’apparition surnaturelle. Mais le côté mystique et religieux me dérange.

L’image de couverture actuelle est d’ailleurs plus habile pour la compréhension de l’histoire puisqu’on voit les pieds du « fantôme ».

Pendant un temps, on a vu souvent du vert et du bleu dans tes albums. Ici vous êtes allé franchement vers le jaune avec des variations lumineuses très marquées. Pourquoi ce changement ?

Si je me suis tourné vers l’orangé, c’est parce que l’usage de l’encre acrylique me permet d’attraper mieux la lumière. J’en avais besoin pour ce récit en lien avec les circonstances du jour qui baisse, qui se lève, et les effets de contre-jour.

C’est aussi la lumière qui interpelle… on en arrive à cligner des yeux, tellement ça éblouit parfois.

Ce n’est d’ailleurs pas la couleur qui créé la lumière, c’est l’ombre. C’est un petit tour de magie. Plus on fonce en s’éloignant de la source de lumière, plus on renforce celle-ci. J’ai étudié cette technique en regardant beaucoup les peintres réalistes à l’huile, des anciens ou des contemporains, et j’ai cherché  comment je pouvais transposer. Pour préparer Nuit blanche j’ai beaucoup étudié Luke Williams, un peintre anglais qui travaille la lumière pour montrer des ambiances de forêts, des crépuscules, des couchers de soleil. Les lumières me transmettent tout de suite une émotion et je voulais que le lecteur ressente la même chose avec ce livre. Oui, ici j’ai travaillé la lumière sous toutes ses formes, sous toutes ses coutures. Chaque planche est le résultat de différents essais qui m’ont amusé ou m’ont surpris. Par exemple, j’ai fait des contre-jour de jour et de nuit.. Ce sera pareil dans le prochain livre, on sera encore dans la lumière.

Soulages, avec ses outre-noirs, c’est bien la lumière qu’il a recherchée ?

Exactement. Il a aussi utilisé du brou de noix. Pour le prochain album je vais rajouter dans mes encres acryliques le brou de noix que j’ai acheté au musée de Rodez. Je n’utilise jamais le crayon noir.

Et les formes ?

La simplification des formes me plait beaucoup ; c’est aussi dans Luke Williams. Forme nette, forme floue, on peut aboutir à quelque chose de réaliste, regardez la toile d’araignée en gros plan et le paysage flou par-derrière.

Et le texte, il est bien de vous ici, alors que pour Une maison à hanter on avait celui de Morgane de Cadier ?

Oui, c’est le mien cette fois, donc moins littéraire. Mon expression est plutôt cash, je n’ai pas appris à écrire. C’est souvent introspectif. Mon personnage fait des points sur sa vie, sur ses caprices, sur son étourderie.

Comment procédez-vous pour écrire ?

Je suis parti, comme toujours, d’une image-matrice : celle du fantôme avec les arbres, les ombres et le soleil. Puis j’ai dessiné quatre autres images. J’ai organisé le tout dans un chemin de fer intérieur.

Et ensuite, j’ai brodé le texte. Je ne fais pas de story-board, j’aurais l’impression d’être bridé, de ne plus pouvoir me surprendre. J’introduis des choses extrêmement personnelles, confidentielles. Dans le texte comme dans le dessin. On va retrouver mon chien par exemple, ou encore  le portrait d’une personne que j’ai connue. C’est dans ces petits détails qu’on en apprend sur la vraie vie de l’artiste.

FC : Pourtant, les portraits sont sommaires, ce sont souvent de simples profils.

Exactement, je ne veux quand même pas donner trop d’indices, je préfère que le lecteur y mette un petit peu ce qu’il veut. Regardez par exemple cette planche sans texte :

C’est un moment suspendu, c’est l’heure dorée entre le jour et la nuit, j’y ai mis l’air qui passe, l’herbe emportée par le vent, une biche et son faon. L’enfant s’arrête, contemple, et adopte ce champ qui devient sa chambre.

Si on mettait de la musique sur cette histoire, ce serait quoi ?

Je suis plutôt inspiré par le jazz. En créant cet album, je me suis passé une playlist assez mélancolique, avec souvent des morceaux de Philippe Glass par exemple, ou de l’électro. Toujours des musiques sans paroles, ça m’aide et le texte coule quasi automatiquement. Comme instrument je préfère le piano, mais il me faut aussi la batterie pour me défouler.

Quel est ce procédé d’utiliser simultanément le crayon de couleurs et l’encre acrylique ?

C’est bien un procédé à moi, que j’ai « inventé » et dont je suis très content. En 2022/2023, l’Ecole des loisirs m’avait passé commande d’une illustration pour ce qui deviendra La petite souris et le père Noël. C’était l’occasion de sortir des crayons de couleurs et d’expérimenter sans grand risques l’encre acrylique et ce sur l’entièreté du texte. L’encre permet de dégrader très finement les tons et elle produit des couleurs denses et saturées. Ensuite, j’ai entrepris Nuit blanche et j’ai combiné les deux techniques en réalisant les fonds entièrement à l’encre, puis, une fois celle-ci sèche, j’ai rehaussé les motifs avec les crayons de couleurs, par exemple les silhouettes des arbres et j’ai créé des camaïeux d’orange et des ombres.

Et si on parlait cinéma ? Car au fil des pages, on pense aux Oiseaux, à Spectre, et à l’Homme qui en savait trop avec ce chant de la mère qui parvient jusqu’à l’enfant prisonnier : Que sera, sera

Et on pourrait ajouter Le Lauréat ; pensez à la scène finale quand le couple est assis au fond du bus, sans se regarder, dans un silence très mélancolique. C’est ce que j’ai voulu rendre en montrant la mère et le fils assis dans la voiture du retour et qui regardent chacun dans des directions différentes.

Quand l’enfant retire son costume de fantôme, vous décomposez le mouvement.

Oui là j’ai dessiné des poses clés d’animation. Mais on peut dire aussi que les planches sont des plans que j’ai organisés pour construire un récit. C’est du cinéma d’animation et je peux rendre hommage à Jon Klassen qui est un modèle pour tout, les textures, les couleurs, les cadrages, tout.

Il y a aussi un vrai plan cinématographique de fin dans la dernière image  avec cette route sinueuse d‘où la voiture a disparu.

On croit même voir se profiler des monstres dans le décor des arbres, comme si l’histoire vécue était le premier épisode d’une série à suspense…

Alors là, pas du tout, je n’ai rien voulu dire avec ces décors ; ce que vous voyez ou ce que verront les enfants, c’est à découvrir aussi pour moi.

Aucun visage dans les nuages, pas de licorne dans les branches ?

Non, vraiment. Je n’ai absolument rien voulu ! Mais les enfants vont  voir des formes, ce seront des regards neufs. Quant à mes nuages, c’est un exercice de style. J’ai pris des photos de vrais nuages dans les environs de Lyon, je les ai recopiés, puis retouchés pour remettre de l’anarchie dans ce que j’ai copié du réel, car trop d’ordre, c’est trop joli, trop composé. Je voulais cependant que les masses soient équilibrées à ma manière. Alors j’ai extrapolé, inventé, et c’est là que j’ai créé quelque chose qui m’a satisfait personnellement.

Et si on parlait maintenant de mysticisme, voire de religiosité, dans cet album ? Il y a une église à un moment, des arbres en forme de piliers, mais surtout il y a ce chemin de croix que forment les poteaux téléphoniques  le long de la route où s’éloigne la voiture.

Inconsciemment j’ai dessiné des pylônes en forme de croix ! Mais non, l’église, la forêt, c’était juste les éléments du décor de mon quotidien d’enfant du Jura. Sinon,  il y a quand même l’illustration du milieu, il y a cette double planche centrale où le personnage est situé au milieu du ciel.

C’est un rêve dans lequel le héros se voit lui-même ?

Arrivé au milieu du récit, après une première partie réaliste, j’ai voulu une image qui soit ambiguë ; peut-être ai-je voulu dire que le personnage était mort et monté au ciel,  moment très triste. Et que toute la suite de l’album est pure fiction, trop belle pour être vraie, trop deux ex machina.

FC :  Quand je suis arrivé sur cette planche, j’ai été surpris et je me suis dit : le héros dort dans son champ et rêve qu’il est dans le ciel.

Eh bien, tant mieux, j’ai eu peur que cette métaphore soit trop évidente, qu’on pense trop à la mort ; quand j’étais petit, je pensais beaucoup à la mort, et c’est un reflet très personnel que j’ai placé ici.

FC : Vous avez dédicacé cet album « à l’enfant qui dessinait seul dans sa chambre ». S’il était là maintenant, vous lui diriez quoi ?

A cet enfant qui est moi et tous les autres, je dirais : « tu fais bien de dessiner, continue, ça te servira plus tard. »

FC : Servir à quoi ?

A vivre par la création. Enfant, je créais tout le temps, pas seulement de dessins, mais des masques, des costumes, des objets bricolés. Maintenant, si je n’étais pas dessinateur, je ferais un métier qui nécessite de la création, peu importe, dans la pub, l’écriture, l’architecture, le design. Tiens, des petits films ! C’est là qu’on peut trouver sa liberté, se trouver soi-même. Je sais aussi que c’est une voie qui comporte des risques si on n’a pas les moyens d’y aller.

Et demain ressemble à quoi pour vous?

A un scenario de BD adulte. Mais, à 36 ans, je n’abandonnerai jamais l’illustration, qui est en constante évolution. Au fait, je n’aime pas le mot artiste, je préfère artisan.

Interview réalisée par François Carcassonne pour Lire95

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