Deux heures auront été trop courtes pour survoler la carrière et entrer dans la complexité de l’œuvre et du métier d’Anaïs VAUGELADE. Notre rencontre aura surtout permis des aperçus sur la personnalité et les objectifs d’une autrice-illustratrice-éditrice hors du commun.
DEBUTS DE CARRIERE
Sans attendre la fin des ses études de photographie à l’Ecole nationale des Arts décoratifs, Anaïs s’est lancée dans l’illustration, mais a déjà acquis un goût irrépressible pour raconter des histoires.
Anaïs Vaugelade, illustratrice, 1992.
Après avoir travaillé pour les Editions de l’école, elle entre à l’Ecole des loisirs, dont le directeur éditorial est Arthur HUBSCHMID. Inspiré, inspirant, découvreur de talents, celui-ci est un vrai mentor. Anaïs intègre le comité de lecture. La conjonction de plusieurs objectifs simultanés mais pas forcément complémentaires est déterminante : il va falloir à la fois illustrer, écrire des histoires, repérer des auteurs, et plus tard, les suivre c’est-â-dire les former, les conseiller, les orienter.
Cette drôle d’existence dont les séquences sont morcelées, tiraillées par des occupations diverses toujours urgentes et qui exigent, les unes, de la solitude et des pauses, les autres, du lien et de la communication, aurait pu conduire à des états critiques sauf application d’une méthode quasi napoléonienne qu’Anaïs appelle la mise en place de « tunnels de temps » : cloisonnement des heures de la journée, rigoureuse planification de l’emploi du temps. Il faut donc mettre beaucoup de sérieux dans une vie qui ne demanderait qu’à partir en vrille dans les espaces de l’imagination.
Anaïs Vaugelade, autrice-illustratrice, 1993.
C’est pourquoi elle a d’abord choisi des histoires qui peuvent s’écrire de façon fragmentée. Anaïs les a pensées très longuement, pendant des années, en a déterminé la dynamique, les a organisées en un chemin de fer mental, les a charpentées et les a écrites enfin par petites séquences.
Depuis le début des années 70, l’Ecole des Loisirs a basculé, comme d’autres maisons, dans l’édition d’albums qui ne sont plus des livres illustrés comme on les connaissait depuis la comtesse de Ségur, mais de véritables œuvres à double entrée dont tant le texte que l’imagerie racontent à eux deux une histoire. Anaïs Vaugelade a accompagné de toutes ses forces et compétences cette évolution éditoriale. Anaïs dessine, gomme, rature, surcharge, modifie, scanne, photoshope, et pendant tout ce travail l’histoire se prend à exister, le texte se bâtit. C’est une histoire qui se file comme un film, une histoire qui promène le lecteur. « La narration se fait dans l’interstice entre l’image et le texte ».
1998
LES THEMATIQUES
Avec 75 livres à son actif, Anaïs a traité de bien des sujets, certains légers, d’autres graves, voire dramatiques. « Je parle de choses qui m’intéressent, moi ». « Je considère que les enfants sont des humains à part entière ».
Pour elle, il est inutile de cacher les réalités aux enfants, car « ils savent tout dès 3 mois ». Et même, il faut aller de l’avant et leur proposer des sujets qui forcent l’entendement, stimulent la réflexion, forcent l’intelligence.
Ainsi dans Les basquettes de Babakar Quichon, elle n’hésite pas à aborder un sujet digne d’Henri Poincaré : « Voyons ce qui se passe quand le petit cochon arrivé en tête attend l’arrivée de tout ce qu’il a dépassé : le son, la lumière, l’espace, le temps… ».
Ces sujets difficiles, pourvu qu’ils soient enveloppés d’humour et bien mis en scène, passent bien et sont appréciés des plus petits aux très grands.
L’ECRITURE
Pour elle, dans les débuts, pas d’écriture tant qu’on n’a pas déjà pensé longuement à l’histoire, à son déroulé, comme s’il s’agissait de créer un film.
Par la suite, c’est en dessinant que l’histoire s’invente comme si la fabrication de l’image générait non seulement du visuel mais surtout, du sens, et ce sens, une direction à suivre, le texte se bâtissant peu à peu dans la tête. « La narration est comme un fil qui se glisse dans l’interstice entre l’image et le texte ».
C’est ce qui s’est passé pour l’album Comment fabriquer son grand frère.
Zuza met en place les divers éléments qui composent un corps humain, mais cette accumulation et l’agencement ingénieux des pièces ne font pas avancer le projet, il faut creuser profondément, scientifiquement, la question, et c’est seulement lorsque Zuza aura maîtrisé les mitochondries que le miracle de l’énergie vitale se produira.
Pour une bonne narration, trois ingrédients : l’élan, la recherche, la logique.
LA MISE EN LUMIERE
Pour Anaïs, ce n’est pas forcément la qualité du dessin qui fait celle de l’illustration. C’est plutôt le dialogue entre le texte et l’image, leurs positions respectives. C’est surtout la lumière qui les éclaire, et dans l’album, les couleurs jouent un rôle narratif essentiel.
La couleur guide l’œil du lecteur vers les endroits sensibles de la page ; ainsi elle fait entrer le lecteur dans l’histoire physiquement et mentalement. Elle est rythme, elle est sens. « La couleur est une narration à part entière », même si cela ne se remarque pas d’abord. Merci de la leçon, Claude Ponti !
L’EDITRICE
Anaïs se charge aujourd’hui d’un petit tiers de la collection Albums.
Même si ce n’est plus le cas maintenant, elle s’est également occupé du comité de lecture pendant 10 ans. Elle raconte : « Nous recevions environ 50 enveloppes par semaine, pour, en moyenne, un livre publiable…Par an. Ce qu’on cherche, c’est avant tout une personnalité, un esprit, un humour, une façon de parler à l’enfance, plutôt qu’un livre parfait et abouti, qui de toutes façons n’arrive quasiment jamais. Les quelques fois où des projets de qualité ont retenu mon attention, et que pourtant, pour des raisons de ligne éditoriale, j’ai décidé de ne PAS publier…ces projets, ces auteurs ont trouvé dans l’année leur place chez « la concurrence ». J’ai ainsi vu passer les dessins d’Emmanuelle HOUDART, d’Ilya GREEN… »
Ensuite l’éditrice travaille avec l’auteur qu’elle a accepté. Avec une priorité : l’histoire. Et un goût pour les livres « d’une seule tête », qui soit à la fois autrice et illustratrice.
Une des toutes premières autrices qu’elle trouvera via ce « comité de lecture » est Audrey POUSSIER, 25 ans à l’époque. Anaïs avait reçu par ailleurs un texte d’Elsa DEVERNOIS. Elle fait un mariage autrice-illustratrice, d’où naîtra Serrez sardines, « qui n’est pas un chef-d’œuvre ». Mais c’est la première pierre d’une œuvre qui se développe, tant pour les petits (Mon pull, J’ai pas dit partez), que pour les jeunes lecteurs : Comment ranger sa chambre en 7 jours seulement (2019), et tout récemment le merveilleux Trois chatons dans la nuit.
Un autre exemple d’une collaboration issue du comité de lecture est celle engagée il y a plus de quinze ans avec Adrien ALBERT. Elle reçoit d’abord de lui des dessins peu inspirants dans le genre chinois, mais remarque une chose rare : les personnages échangent des regards.
A partir de quoi, le jeune auteur-illustrateur est encouragé, appuyé techniquement, et cela va produire une succession d’albums solides, chaleureux, inventifs, plébiscités par les enfants, dont tout récemment l’adorable Un bisou pour mon frère.
Récemment, Anaïs a travaillé avec Beatrice ALEMAGNA (Même pas en rêve 2021, Le top du top en 2023, Bertha et moi 2024). Cette très grande autrice au travail plastique remarqué a travaillé chez un grand nombre d’éditeurs ; ce qu’elle apprécie dans cette nouvelle collaboration est l’attention portée aux questions d’histoire, de rythme, de narration.
Anaïs suit actuellement la jeune autrice-illustratrice XIAOZHU dont l’univers graphique est très touchant et prometteur. Elle nous en présente le premier album :
Mais l’univers de l’édition est aussi un monde impitoyable. L’Ecole des loisirs est une entreprise familiale qui a des objectifs de rentabilité. Il faut gagner l’audience du plus grand nombre, et on peut être amené à soutenir certains livres plus que d’autres.
Et puis, il y a les circonstances…Ainsi la pandémie a-t-elle été fatale pour la série « babby-sitteuse » d’Alice BUNEL, qui avait pourtant si bien commencé.
L’ACTUALITE ET LES PROJETS d’ANAIS
Anaïs travaille maintenant pour un second éditeur, Dupuis, et son label de romans graphiques « Les Ondes Marcinelle ». Elle s’est occupée spécialement de La Chiâle, de Claire BRAUD :
Côté création, elle souhaiterait reprendre la série des histoires des membres de la tribu Quichon. Il lui reste 163 histoires à écrire…
Sinon, à raison d’une page par jour, elle a en cours un livre sur l’adoption d’un chien ; elle crayonne, aquarellise, dilue les encres…
Anaïs VAUGELADE, volontaire, affutée, pugnace, nous a fait partager ses certitudes, ses déceptions, ses espoirs, ses amitiés. Elle a démontré qu’il n’est pas obligatoire de choisir entre trois voies, trois passions, la création, l’illustration, l’édition, mais qu’on peut les cumuler. Elle nous a donné une belle leçon de liberté.
Merci, Anaïs, pour votre engagement professionnel et personnel au service des livres et des lecteurs !
Pour notre bibliothèque associative, nous avons acquis l’album que voici :
C’était l’été, Laurent s’ennuyait. Il demanda la permission d’aller jouer dehors. » Après tout, tu es grand, maintenant, dit sa maman. Joue dehors, mais ne dépasse pas la barrière. » Laurent alla jusqu’à la barrière… et un tout petit peu plus loin. Et le lendemain, il dépassa le châtaignier. Quand on commence à grandir, c’est pour de bon.